mardi 6 avril 2021

Eugène, le mangeur de harengs

 

Eugène, le mangeur de harengs

  

[ EXTRAITS ]

 

Chaque dimanche midi, Eugène Barbelescu avait pour habitude d’ouvrir une boîte de harengs, les fameuses Écailles gourmandes de Bouboule-sur-Mer. Installé à la table de sa cuisine, il procédait toujours de la même manière : après avoir noué une serviette autour de son cou pour parer aux éventuelles taches, il beurrait une épaisse tartine qu’il déposait dans son assiette. Le sourire jusqu’aux oreilles et les doigts de pieds ondulant dans ses pantoufles, Eugène se léchait les babines devant ce simple festin.

 Il saisit alors la petite conserve qu’il aimait tant. La langue vissée sur le côté, il fit délicatement levier et tira lentement sur la languette métallique. Les premiers harengs pointèrent le bout de leurs écailles et l’odeur atteignait désormais les narines ravies d’Eugène. La boîte s’ouvrait bientôt toute entière, quand soudain, notre mangeur de harengs sursauta : allongé parmi les luisantes se trouvait un petit monsieur. Vêtu d’un costume gris, d’une cravate bleue, chaussé de mocassins rayés et couvert d’un chapeau en pointe à cocarde noire et blanche, il fixait Eugène de ses grands yeux.

 -       « Bonjour », lança ce drôle de petit bonhomme à Eugène, resté baba. « Pourriez-vous me sortir de là, s’il vous plaît ? », demanda-t-il.

 Eugène  balbutia un « bonjour » à peine audible, tout en papillonnant des cils comme le font les gens stupéfaits. Il prit une fourchette pour le redresser délicatement.

 - « Hhhhhhaaaaah, merci ! Il était temps que je prenne l’air ! Je commençais à m’ennuyer sérieusement. La compagnie de ces messieurs-dames n’était guère appréciable. Pfffiou… J’avais beau engager la conversation, ils restaient muets comme des carpes… », déclara la mystérieuse miniature qui se tenait maintenant debout dans la boîte de conserve. Tout huileux, il posa délicatement un pied en dehors. Le contact entre la table et la chaussure laissa échapper un grand pruiiiit, qui démontrait son degré d’imbibition. Eugène n’en croyait toujours pas ses yeux :

 -     « Mais, euh… Qu’est-ce que vous faîtes dans cette euh… ? Comment vous euh…  Là-dedans… ? », eut-il peine à articuler.

 - « Mon nom est Hubert Debeurre », annonça l’homme en gris, qui salua du chapeau son interlocuteur médusé. Ce geste de courtoisie fit chanter le couvre-chef tel un spaghetti aspiré d’une traite. « Je suis ingénieur en agronomie et m’apprêtais à passer un entretien d’embauche à l’usine des Écailles gourmandes. Nous étions plusieurs postulants et j’attendais mon tour. Pour patienter, on me fit boire une boisson au goût amer, puis je me mis à rétrécir. « Sans doute pour l’égalité des chances », me dis-je. On me plaça ensuite sur un tapis roulant parmi les autres candidats. Plusieurs personnes nous observèrent sous toutes les coutures, nous tournant et retournant comme des crêpes en nous jetant du sel. « Qu’est-ce qu’ils sont superstitieux ici ! », fis-je pour détendre l’atmosphère mais rien n’y faisait, les autres candidats me jetaient toujours des regards ronds et vitreux. On nous enferma de longues heures dans une pièce enfumée. Moi qui ne fume pas, c’était là un drôle de bizutage... Puis, on resserra les rangs et on nous installa très inconfortablement dans un bain d’huile. Ensuite le noir. Et me voilà devant vous… À qui ai-je l’honneur ? », demanda Hubert Debeurre.



-     « Je m’appelle Eugène Barbelescu », répondit-il.

 -     « Ce n’est pourtant pas le nom qu’on m’avait donné à l’accueil… », marmonna Hubert Debeurre, perplexe.

 -     « Oh non ! Je ne travaille pas pour cette usine ! Je suis simplement mangeur de leurs harengs et vous êtes ici dans ma maison », expliqua Eugène, qui se mit à répéter machinalement les grandes lignes du récit de Debeurre :

 -     « Usine… Ingénieur en agronomie… Boisson… Tapis roulant… Sel… Fumée… Conserve… Mais comment une telle erreur a-t-elle pu se produire ? Vous n’êtes pourtant pas un… »

 Il stoppa net. Puis Eugène s’approcha du petit homme, étira le cou, le fixa attentivement et fronça les sourcils.

 -       « Auriez-vous l’amabilité de vous tourner d’un quart de tour, Monsieur Debeurre ? » demanda-t-il.

 L’homme s’exécuta et pivota lentement tandis qu’Eugène le scrutait dans ses moindres détails.

 -     « Ne bougez plus ! », lui ordonna Eugène. « Sans vouloir vous offenser Monsieur Debeurre, je dois vous avouer que de profil, vous avez tout d’un hareng… ».

 Il retourna frénétiquement le contenu du tiroir de sa table de cuisine pour en ressortir un petit miroir qu’il tendit aussitôt à son invité surprise.

 -     « Regardez par vous-même. C’est on ne peut plus clair maintenant : avec votre costume gris, votre col et votre cravate bleus et la cocarde sur votre chapeau, on vous a tout simplement pris pour un hareng… », raisonna Eugène.

 -     « Oh, mais vous avez raison... Tout s’explique à présent : j’ai été confondu ! », répliqua le petit monsieur.

 -     « Et comme vous dépassiez de plusieurs têtes le calibrage des poissons pour être mis en boîte, on vous a manifestement réduit à l’aide d’une boisson pour rapetisser, et ainsi pouvoir vous y introduire », poursuivit-il.

 -     « Beurk ! Ne me parlez plus de cette horrible substance ! », frissonna la victime de cette terrible méprise.

 -     « Je n’ose imaginer quel aurait été votre sort si on avait ouvert votre boîte à Dunkerque en plein carnaval ! Vous auriez fini jeté du balcon de la mairie, mon pauvre Monsieur Debeurre ! Bref, dans tous les cas, vous ne pouvez rester ainsi. D’abord, vous prendrez un bain, puis nous nous plongerons dans quelques livres qui, je l’espère, vous aideront à retrouver votre taille initiale. Aussi, je me charge de la lessive de vos vêtements gluants. », proposa amicalement Eugène.

 Eugène plia un bout de papier en accordéon, le fit tenir sur sa tranche et le plaça devant Debeurre afin qu’il puisse se déshabiller derrière ce pare-vent improvisé, et posa tout près de lui un bol rempli d’eau chaude et moussante. Tandis que Debeurre barbotait, Eugène frottait ses vêtements à l’aide d’un savon et d’une petite brosse. Puis, il déposa l’ensemble quelques minutes sur un radiateur. Une fois les corvées de nettoyage achevées, Eugène se mit à éplucher les rayons de sa bibliothèque aux innombrables volumes. Il y trouva notamment un Guide de la croissance dans lequel on pouvait trouver des recettes telles que : Comment accroître sa fortune ?, Comment étendre son empire ?, Comment développer ses muscles ?… Mais aucune ne traitait de l’agrandissement des petites personnes. Il passa toute la bibliothèque en revue, sans succès.

 -     « Eh bien, puisqu’il n’existe pas de recette, nous l’inventerons ! Je suis sûr que ma sœur Marcelle pourra nous aider. Elle est cheffe d’un grand restaurant, elle aura forcément une recette miracle ! », lança Eugène à Debeurre.

 Aussitôt dit, aussitôt fait, Eugène courut jusqu’à son téléphone. Debeurre emmitouflé dans un mouchoir blanc en profita pour remettre ses vêtements secs derrière l’accordéon de papier. À l’arrivée de Marcelle, un peu éberluée par l’histoire d’Eugène mais enthousiaste à l’idée de relever le défi, tous se mirent à l’ouvrage. Dans une grande marmite d’eau bouillante, la sœur commença à jeter une pincée de ci, une cuillère de ça, sous le regard attentif d’Hubert Debeurre, assis sur un carré de sucre qui faisait office de chaise.

 Dans un dé à coudre, on lui proposa une première mixture. Aussitôt avalée, le petit homme vira immédiatement au rouge. Tout son corps se mit à trembler. 

 - Pouf ! -

 Une petite implosion se fit entendre et laissa place à un nuage de fumée blanche qui dissimulait Debeurre. Une fois dissipé, à la stupeur générale, notre petit ami s’était transformé en merguez.

 -     « Oula ! On a dû mettre trop d’épices, Eugène ! », s’exclama Marcelle. Ils se remirent immédiatement au travail.

 La famille Barbelescu courait dans tous les sens. De la cave au grenier, elle ratissait les pièces à la recherche de nouveaux ingrédients et touillait énergiquement le contenu de la marmite. Il s’en échappait maintenant des volutes verdâtres à l’odeur plutôt âcre.

 -     « Buvez celui-ci ! »,  lancèrent en chœur la sœur et le frère.

 Sans attendre, Debeurre porta le dé à ses petites lèvres et but le contenu d’une traite. Son corps se remit à tressaillir et après une deuxième implosion, un nuage de fumée bleue laissa apparaître deux gros yeux noirs au milieu d’une énorme tête, et huit grandes tentacules orange pleine de ventouses : la merguez avait mué en poulpe.

 -     « Oups ! Je vous prie de m’excuser Hubert, j’ai certainement mis trop d’encre ! » s’écria Marcelle, qui empoigna alors un gros pot en verre rempli d’un sable rose, qui trônait au-dessus de la hotte.

 Elle en jeta une petite poignée. La fumée redoubla d’intensité et devint violette.

 -     « Essayez donc celui-là ! », dit Eugène en attachant le dé à coudre à une des ventouses de Debeurre.

 Une fois le breuvage avalé, il ne se passa rien. Les deux marmitons attendaient sans bouger la réaction sur le corps de Debeurre. Mais rien… Puis au bout de quelques secondes…

 - Pop… Pop… Pop !

 Les tentacules se gonflèrent une à une pour former des petites bosses, tandis que les yeux se dégonflèrent pour laisser place à des creux. Debeurre ne ressemblait à rien de reconnaissable. Il était devenu une forme abstraite.

 -     « Hihi ! Je te reconnais bien là ma sœur ! », s’exclama Eugène. « Tu as mis bien trop d’imagination ! J’ai peut-être une idée… », poursuivit-il, en fonçant vers l’armoire à pharmacie.

 Il revint avec une poudre blanchâtre et en ajouta avec parcimonie dans la marmite agitée de gros bouillons. Celle-ci se mit à mousser, mousser et mousser encore. Des bulles voyageaient maintenant dans toute la maison. Hubert but à nouveau le breuvage et après le tremblement habituel

 - Paf ! -

 Il se mit soudainement à parler avec un magnifique accent espagnol :

 « Lé sourrréalisme est la sourprissse mayique dé trrrouver oun lion dans oun placarrrd, là où on était soûrrr dé trrrouver des chémisses », lança Debeurre, qui ressemblait maintenant à s’y méprendre à l’artiste mexicaine Frida Kahlo.

 « Mille excuses, monsieur Debeurre ! Nous avons sans doute mis trop de génie ! », lança Marcelle avant de replonger le nez dans la marmite. « Nous approchons du but mon cher ami, nous approchons du but ! Il ne me manque qu’un ingrédient, j’en suis sûre à présent… Mais lequel ? », s’interrogea la cheffe.

 

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