mardi 6 avril 2021

BIK, LA BRIQUE D’AZBROUK / TOME I

 

BIK, LA BRIQUE D’AZBROUK

TOME I

 

[ EXTRAITS ]

 

Cette fin d'après-midi-là, la ville d'Azbrouk allait connaître un orage d’une violence sans précédent.

Quand les premières gouttes se mirent à tomber, Snouk, ouvrier à la briqueterie de la ville, « eul’briqueteux » comme on l'appelait ici, extrayait l’argile rouge dans la carrière qui bordait l’usine. Il s'apprêtait à mouler sa dernière fournée de briques quand le premier éclair fendit le ciel noir de ses zigzags blancs. Snouk s’abrita aussitôt sous le préau.

Inquiet - il a toujours eu peur de l'orage -, il scrutait le ciel et priait pour une accalmie. Mais les cumulonimbus gorgés d'eau et d'électricité en avaient décidé autrement et semblaient s’être fixés juste au-dessus de l'usine.

Craaaaaac !

Braoum !

Une gigantesque foudre s'abattit sur la carrière d'argile et électrisa le sol boueux. Un épais nuage de fumée noire recouvrait totalement le lieu de l’impact qui s’était embrasé. Puis, par un phénomène inexpliqué, la pluie s'arrêta net. Dans un silence de plomb, tous les cumulonimbus se déplacèrent vers le centre-ville et en l’espace de quelques secondes, un soleil rayonnant réapparut, faisant reprendre aussitôt les piaillements des oiseaux. Snouk, transi de peur et collé au mur du préau, n’avait rien manqué de ce spectacle effrayant et hypnotisant à la fois. Quand soudain : 

- « Mais qu'est-ce que c'est que ça ????! », marmonna le briqueteux, dont le visage avait blêmi.

Le nuage de fumée s’était à présent dissipé et laissa apparaître une haute et large silhouette d’argile rouge toute dégoulinante qui s'était redressée en équerre. Elle fixait désormais le briqueteux de ses grands yeux. 

Tremblant de tout son corps, Snouk bondit : 

- « Hiiiiiii, ça bouge ! C’est vivant ! », dit-il d’une voix tressaillante.

La créature d’argile se releva bientôt toute entière, fixant toujours le briqueteux, et avança dans sa direction.


- « Hhhhhhhaaaa ! Elle arrive ! Au secours ! À moi ! », cria Snouk, qui était malheureusement le seul encore à l’usine à cette heure. 

Lentement, de ses grandes jambes et longs bras flasques, la créature marcha vers le préau. Platch, platch, platch, platch…, faisait chacun de ses pas au contact du sol. Une fois à l’abri, celle-ci se planta juste à côté de Snouk, et se mit à frissonner de tout son corps boueux. Snouk, tétanisé, observait du coin de l’œil son immense voisin, qui mesurait bien le double de sa taille. Leurs regards se croisèrent. Snouk put lire à la fois la peur et la douceur dans les yeux de la créature. Le briqueteux s’adressa alors doucement à elle :

- « Je m’appelle Snouk, je travaille ici. L’orage s’est éloigné maintenant, vous n’avez plus rien à craindre… », lui dit-il gentiment. 

- « … ». La créature restait silencieuse, mais ses deux grandes billes ne quittaient pas l’ouvrier.

- « Vous avez froid ? Vous avez mal quelque part ? », demanda ce dernier.

- « … ». La créature demeurait muette et grelotait toujours.

- «  Vous avez l’air d’avoir froid et d’être un peu sonné. Je vais vous ramener chez moi, d’accord ? Je vous servirai un bon repas chaud et nous ferons plus amples connaissances », lui proposa Snouk, qui avait toujours eu le cœur sur la main, et d’ailleurs il la lui tendit aussitôt.

La créature avança lentement la sienne en retour. Snouk la saisit délicatement et fut surpris par sa douce chaleur.  

Une fois rentrés, Snouk alluma un feu pour se réchauffer, mais prit soin d'humidifier régulièrement la créature d’argile pour qu'elle ne sèche pas. En bon hôte, il lui servit un gros morceau de jambon chaud à la sauce maroilles, accompagnée d'une généreuse portion de frites. La créature mangea si goulûment que son nom fut tout trouvé :

-       « Je t’appellerai Bik [1] ! Ici, ça veut dire "mange" ».

Ils passèrent ensuite au salon, autour d’une petite boisson digestive. Le briqueteux raconta sa vie et Bik, dont l’existence venait tout juste de commencer, écoutait avec attention plus qu'il ne parlait, conscient qu'il avait tout à apprendre.

Pendant les jours qui suivirent, Snouk aménagea une chambre pour Bik, puis entreprit de faire son apprentissage. Bientôt, Bik sut parler, et tout devint matière à questions :  

- « Ces deux choses-là, à quoi ça sert à part pour marcher ? », demanda doucement la créature en pointant du doigt ses pieds.

- « Ils sont très utiles pour danser, sauter à la corde ou faire des claquettes », énuméra le briqueteux, en mimant les exemples à la créature que cela faisait bien rire.

- « Hihihi ! Et ça, à quoi ça sert à part pour manger ? », interrogea la créature en levant ses mains. 

- « Elles servent à se gratter, à caresser, à chatouiller ou à faire des grimaces », répondit Snouk.

- « Hihihi ! Et ça, à quoi ça sert à part se la cogner ? », poursuivit Bik en tapotant sa tête, qui, en effet, heurtait souvent les plafonds et hauts de porte de par sa grande taille.

- « C’est grâce à ce qu’il y a dedans que tu parles, que tu réfléchis, que tu rêves… », expliqua plus sérieusement le briqueteux. 

- « Dis, Snouk, même si j’ai deux bras, deux jambes et une tête, je vois bien que je ne suis pas comme toi. Je suis tout rouge et je fais des taches partout où je passe. Je suis quoi au juste ? », interrogea Bik.

- « Je ne sais pas ce que tu es, mon ami. Mais ce que je sais, c’est que tu es né par la foudre le soir de l’orage, et que tu es fait de l’argile que je façonne avec soin tous les jours pour fabriquer mes briques. Des briques qui servent à construire des bâtiments », lui expliqua Snouk.

- « Pourquoi suis-je né ce soir-là ? », demanda la créature.

- « J’ignore pourquoi tu es arrivé ici. Mais ce que je sais, c’est que la vie se cache partout et en toutes choses. Il a suffi d'une étincelle pour allumer la tienne. Je suis bien content que l’orage t’ait créé. Je n’en aurai plus jamais peur », dit le briqueteux. 

- « C’est quoi la peur ? », rebondit Bik. 

- « Oulala, mais tu en poses des questions ! Ça m’a donné drôlement soif cette conversation. Je nous sers une petite mousse ! », répondit Snouk.

 - « C'est quoi une petite mousse ??? », demanda Bik, qui connaissait bien la réponse et taquinait cette fois-ci son ami de chair et d’os. Tous deux éclatèrent de rire. 

Très vite, Bik sut compter, lire et écrire. Snouk lui fit découvrir les plaisirs de la vie terrestre : la lecture devant la cheminée en fumant la pipe, l'écoute de la musique, les promenades au grand air, les bons mets et les bons breuvages. Au bout de quelques mois, Snouk et Bik étaient inséparables et leurs fous rires rythmaient la vie d'Azbrouk.

Puis vint l'automne. À la briqueterie, l'ambiance était morose. Il n'avait pas plu sur la région depuis plus de cent jours. Toute la réserve d'argile était complètement asséchée, la fabrication des briques totalement interrompue et le briqueteux mis au chômage technique. Le patron de l'usine, Peter Van Meulebeke, fulminait : il ne manquait plus que quelques briques à livrer sur un gigantesque chantier à Toupet-Plage pour achever la construction de L'Opaline, un hôtel luxueux avec vue sur mer, qui allait faire sa fortune, enfin, « qui allait faire prospérer l'usine... », comme il le rectifiait aussitôt.

- « Rrrrr, c'est bien ma veine... Il me faut assurer cette dernière livraison de briques. Sans quoi, je peux dire adieu au jackpot… », se plaignait-il auprès de ses deux fils, Jan et Joop. 

- « Mes enfants, vous allez ratisser toute la région s’il le faut, mais vous allez m'en trouver de l'argile, et que ça saute ! », ordonna-t-il aux jumeaux.

- « Joop, je sais très bien où en trouver ! Tu penses à la même chose que moi ? », glissa tout bas Jan à son frère.

- « Ce boubourse de briqueteux et son tas de boue sur pattes ? », répondit Jan, le regard complice.

Les jumeaux n'avaient jamais apprécié Snouk, l’employé modèle dont le travail était toujours encensé, quand eux ne récoltaient que des ordres ou des coups de pieds aux fesses. À la nuit tombée, Jan et Joop s'introduisirent dans la maison de Snouk, bâillonnèrent et saucissonnèrent Bik et le kidnappèrent sans un bruit. 

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